samedi 29 septembre 2007

cadeau... "l'occupation des sols" de Jean Echenoz


Comme tout avait brûlé – la mère, les meubles et les photographies de la mère -, pour Fabre et le fils Paul c’était tout de suite beaucoup d’ouvrage : toute cette cendre et ce deuil, déménager, courir se refaire dans les grandes surfaces. Fabre trouva trop vite quelque chose de moins vaste, deux pièces aux fonctions permutables sous une cheminée de brique dont l’ombre donnait l’heure, et qui avaient ceci de bien d’être assez proches du quai de Valmy.

Le soir après le dîner, Fabre parlait à Paul de sa mère, sa mère à lui Paul, parfois dès le dîner. Comme on ne possédait plus de représentation de Sylvie Fabre, il s’épuisait à vouloir la décrire toujours plus exactement : au milieu de la cuisine naquirent des hologrammes qui dégonflaient la moindre imprécision. Ca ne se rend pas, soupirait Fabre en posant une main sur sa tête, sur ses yeux, et le découragement l’endormait. Souvent ce fut à Paul de déplier le canapé convertible, transformant les choses en chambre à coucher.

Le dimanche et certains jeudis, ils partaient sur le quai de Valmy vers la rue Marseille, la rue Dieu, ils allaient voir Sylvie Fabre. Elle les regardait de haut, tendait vers eux le flacon de parfum Piver, Forvil, elle souriait dans quinze mètres de robe bleue. Le gril d’un soupirail trouait sa hanche. Il n’y avait pas d’autre image d’elle.

L’artiste Flers l’avait représentée sur le flanc d’un immeuble, juste avant le coin de la rue. L’immeuble était plus maigre et plus solide, mieux tenu que les vieilles constructions qui se collaient en grinçant contre lui, terrifiées par le plan d’occupation des sols. En manque de marquise, son porche saturé de moulures portait le nom (Wagner) de l’architecte-sculpteur gravé dans un cartouche en haut à droite. Et le mur sur lequel, avec toute son équipe, l’artiste Flers avait peiné pour figurer Sylvie Fabre en pied, surplombait un petit espace vert rudimentaire, sorte de square sans accessoires qui ne consistait qu’à former le coin de la rue.

Choisie par Flers, pressée par Fabre, Sylvie avait accepté de poser. Elle n’avait pas aimé cela. C’était trois ans avant la naissance de Paul, pour qui ce mur n’était qu’une tranche de vie antérieure. Regarde un peu ta mère, s’énervait Fabre que ce spectacle mettait en larmes, en rut, selon. Mais il pouvait aussi chercher la scène, se faire franchement hostile à l’endroit de l’effigie contre laquelle, en écho, rebondissaient ses reproches – Paul s’occupant de modérer le père dès qu’un attroupement menaçait de se former.

Plus tard, suffisamment séparé de Fabre pour qu’on ne se parlât même plus, Paul visita sa mère sur un rythme plus souple, deux ou trois fois par mois, compte non tenu des aléas qui font qu’on passe par là. D’une cabine scellée dans le champ de Sylvie Fabre, il avait failli appeler son père lorsqu’on se mit à démolir la vieille chose insalubre qui jouxtait l’immeuble Wagner. Celui-ci demeura seul, dressé comme un phare au bord du canal. Le ravalement de la façade fit naître sur la robe bleue, par effet de contraste, une patine ainsi que des nuances insoupçonnées. C’était une belle robe au décolleté profond, c’était une mère vraiment. On remplaça la vieille chose par un bâtiment dynamique tout carrelé de blanc, bardé de balconnets incurvés, l’autre flanc du Wagner se trouvant heureusement protégé par la pérennité de l’espace vert, qui formait un gazon subsidiaire aux pieds de Sylvie.

Négligence ou manœuvre, on laissait l’espace dépérir. Les choses vertes s’y raréfièrent au profit de résidus bruns jonchant une boue d’où saillirent des ferrailles aux arêtes menaçantes, tendues vers l’usager comme les griffes mêmes du tétanos. L’usager, volontiers, s’offense de ces pratiques. Heurté, l’usager boycotte cet espace rayé du monde chlorophyllien, n’y délègue plus sa descendance, n’y mène plus déféquer l’animal familier. Le trouvant un matin barré d’un palissade, il cautionne cette quarantaine l’œil sec, sans se questionner sur son initiative ; son cœur est froid, sa conscience pour soi.

La palissade se dégraderait à terme : parfait support d’affiches et d’inscriptions contradictoires, elle s’était vite rompue à l’usure des choses, intégrée au laisser-aller. Rassérénés, les chiens venaient compisser les planches déjà gorgées de colle et d’encre, promptement corrompues : disjointes, ce que l’on devinait entre elles faisait détourner le regard. Son parfum levé par-dessus la charogne, Sylvie Fabre luttait cependant contre son effacement personnel, bravant l’érosion éolienne de toute la force de ses deux dimensions. Paul vit parfois d’un œil inquiet la pierre de taille chasser le bleu, surgir nue, craquant une maille du vêtement maternel ; quoique tout cela restât très progressif.

Il suffit d’un objet pour enclencher une chaîne, il s’en trouve un toujours qui scelle ce qui le précède, colore ce qui va suivre – au pochoir, ainsi, l’avis du permis de conduire. Dès lors c’est très rapide, quelqu’un sans doute ayant vendu son âme avec l’espace, il y a le trou. Il y eut le trou, tapissé de cette terre fraîche qui est sous les villes, pas plus stérile qu’une autre ; des hommes calmement casqués de jaune la pelletaient avec méthode, s’aidant de machines, deux bulldozers puis une grue jaunes. Les planches brisées de la palissade brûlaient sans flamme dans une excavation, poussant des spires de colle noire dans l’air. Tendu sur des piquets rouges, du ruban rouge et blanc balisait le théâtre. Les fondations enracinées, toutes les matières premières livrées, on lança la superstructure et de nouvelles planches neuves traînèrent un peu partout, gainées d’un grumeau de ciment. Les étages burent Sylvie comme une marée. Paul aperçut Fabre une fois sur le chantier, l’immeuble allait atteindre le ventre de sa mère. Une autre fois c’était vers la poitrine, le veuf parlait avec un contremaître en dépliant des calques millimétrés. Paul se tint à distance, hors de portée de la voix énervante.

Au lieu de l’espace vert, ce serait un immeuble à peu près jumeau du successeur de la vieille chose, avec bow-windows au lieu de balconnets. Plus tard tous deux seraient solidaires, gardes du corps du Wagner préservé, projetant l’intersection de leurs ombres protectrices sur sa vieille toiture en zinc. Mais à partir des épaules, le chantier pour un fils devenait insoutenable, Paul cessa de le visiter lorsque la robe eut été murée. Des semaines passèrent avant qu’il revînt quai de Valmy, d’ailleurs accidentellement. L’édifice n’était pas entièrement achevé, des finitions traînaient, avec des sacs de ciments déchirés ; mastiquées depuis peu, les vitres étaient encore barrées de blanc d’Espagne pour qu’on ne les confondît pas avec rien. C’était un sépulcre au lieu d’une effigie de Sylvie, on l’approchait d’un autre pas, d’une démarche moins souple.

Après l’entrée, au cœur d’une cour dallée, un terre-plein meuble prédisait le retour de la végétation trahie. Paul considérant cela, un femme qui venait sur le trottoir s’arrêta derrière lui, leva les yeux au ciel et cria Fabre. Paul, dont c’est quand même le nom, se tourna vers elle qui criait Fabre Fabre encore, j’ai du lait. La voix énervante tomba du ciel, d’une haute fenêtre au milieu du ciel : tu simules, Jacqueline. La femme s’éloignait, on ne sait qui c’était. Monte, Paul.

Des revers avaient dû sévir pendant leur perte de vue puisqu’il n’y avait plus aucun de ces gros meubles achetés en demi-deuil, lustrés par l’argent de l’assurance. Ce n’était qu’un matelas de mousse poussé contre le mur de droite, un réchaud, des tréteaux avec des plans dessus ; déjà les miettes et les moutons se poursuivaient sur le sol inachevé. Mais Fabre se tenait bien vêtu, ne craignait pas l’eau froide. Il avait fait les vitres par lesquelles on distinguait le fond du canal, privé de son liquide pour cause de vidange trisannuelle : trop peu d’armes du crime se trouvaient là, les seuls squelettes étant des armatures de chaises en fer, des carcasses de cyclomoteurs. Sinon cela consistait en jantes et pneus disjoints, pots d’échappement, guidons ; la proportion de bouteilles vides semblait normale, en revanche une multitude de chariots d’hypermarchés rivaux déconcertait. Constellé d’escargots stercoraires, tout cela se vautrait dans la vase que de gros tuyaux pompaient mollement sous leurs anneaux gluants, lâchant d’éventuels bruits de siphon.

Fabre s’était présenté le premier au bureau de location, avant même l’intervention des peintres, donnant un regard mort à l’appartement témoin. On ne le dissuada pas franchement d’emménager tout de suite au quatrième étage côté Wagner, dans un studio situé sous les yeux de Sylvie qui étaient deux lampes sourdes derrière le mur de droite. Selon ses calculs il dormait contre le sourire, suspendu à ses lèvres comme dans un hamac ; à son fils il démontra cela sur plans. La voix de Fabre exposait une mission supérieure, relevant d’une cause auprès de quoi les nerfs du fils pouvaient faire l’autruche. Paul partit quand même après vingt minutes.

Il rassembla des affaires et revint samedi soir. Le père avait fait quelques courses : un autre bloc de mousse, quelques outils, beaucoup de yaourt et de pommes chips, beaucoup de nourriture légère. Nul ne raconta rien de ces dernières années, rien ne s’évoqua sous l’ampoule nue ; on discourut juste de la nécessité, puis de la couleur d’un abat-jour. Fabre était un peu plus disert que Paul, avant de s’endormir il se plaignait doucement, comme pour lui-même, du système de chauffage par le sol. Regarde un peu le soleil qu’on a, dit-il aussi le lendemain matin.

Le soleil en effet balaierait tout le studio, comme un projecteur de poursuite dans un music-hall frontalier. C’était dimanche, dehors les rumeurs étouffées protestaient à peine, parvenant presque à ce qu’on les regrettât. Ainsi que tous les jours chômés, les heures des repas tendraient à glisser les unes sur les autres, on s’entendit pour quatorze heures – ensuite on s’y met. Un soleil comme celui-ci, développa le père de Paul, donne véritablement envie de foutre le camp. Ils s’exprimèrent également peu sur la difficulté de leur tâche qui requerrait, c’est vrai, de la patience et du muscle, puis des scrupules d’égyptologue en dernier lieu. Fabre avait détaillé toutes les étapes du processus dans une annexe agrafée aux plans. Ils mangèrent dont vers quatorze heures mais sans grand appétit, leurs mâchoires broyaient la durée, la mastication n’était qu’horlogère. D’un tel compte à rebours on peut, avant terme, convoquer à son gré le zéro. Alors autant s’y mettre, autant gratter tout de suite, pas besoin de se changer, on a revêtu dès le matin ces larges tenues blanches pailletées de vieille peinture, on gratte et des stratus de plâtre se suspendent au soleil, piquetant les fronts, les cafés oubliés. On gratte, on gratte et puis très vite on respire mal, on sue, il commence à faire terriblement chaud.

© Jean Echenoz, Les éditions de Minuit, 1988

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